Editos

RETOUR À LA PAGE BLANCHE

À l’automne 2015 s’inaugurait à Val de Reuil un théâtre tout neuf – grand, ambitieux, cette utopie voulue par son maire venait de tenir promesse, et on nous en confiait les clefs. Deux artistes, directeurs à mi-temps, allaient travailler ici, mais d’abord pour les autres avec, de fait, un projet à construire.

Depuis la page blanche des débuts, huit saisons plus tard, ponctuées par un immense dégât des eaux au milieu des deux confinements, bien des histoires se seront donc écrites, partagées, renouvelées avec vous et des milliers d’artistes et de techniciens.À ouvrir la boîte des souvenirs on s’y perdrait très vite. Des stars internationales de la danse et du théâtre ont fait vivre sublimement le plateau du théâtre de l’Arsenal aux côtés d’autres qui débutaient à peine et que nous connaissions alors si peu. Obstinés, on a continué toutes ces années d’appeler cela le « grand écart », pour de « grands égards » auprès des publics – le pluriel ici s’impose – et cette saison bien sûr nous continuerons. Comment faire autrement ? C’est bien à hauteur de Service Public que toutes et tous avons œuvré pour que le spectacle vivant toujours nous rassemble dans la joie, le plaisir du divers, toujours à réinventer, comme celui de l'étonnement qui signifie tout simplement que nous sommes bien certains que la vie est là.

Et il est vrai qu’il y a quelques semaines nous avons eu très peur, les « hauts parleurs » des passions tristes nous rappelaient brutalement à nos limites, quand on voudrait persister à croire que l’Art précisément n’en a pas, qu’il rend chacun de nous meilleur par la force du partage, de la tolérance, de l’écoute des différences quelles qu’elles soient. Contribuer à rendre supportable un monde qui décidément ne l’est guère ? à quoi bon ! Et puis un autre récit s’est imposé, qui quoiqu’il en soit des faiblesses des uns et des autres, redonne confiance.

« Les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui n’existe pas, elles éliminent la gratitude et ne doivent qu’au printemps »... 

Citer ici René Char peut paraître étrange, tant aujourd’hui en France la notion de « territoires » est revendiquée et essaime un peu partout notamment dans la culture ; alors très vite le mot « identité » n’est pas loin... Pour notre part, si nous avons construit une identité à l’Arsenal, nous pensons avoir commencé de le faire plutôt comme à l’envers : parce que le Théâtre de l’Arsenal c’est d’abord toutes celles et ceux qui l’auront bien voulu avec nous, d’où qu’ils viennent, pour ensemble réaliser ce lieu, il est vrai unique.

Nous utilisons le passé, car vous l’aurez sans doute deviné, nous avons décidé que cette saison pour nous sera la dernière. Pourquoi ce choix alors que personne ne nous a incité à le faire ?

Nous avons en effet passé des années magnifiques à imaginer, rêver, et apprendre le formidable métier de co-directeurs d’une des plus belles scènes de Normandie et au-delà. Mais après bientôt huit années, l’intuition gagnait que nous allions insensiblement commencer à nous répéter – ce qui dans la vie en général est déjà peu enviable, mais comme artistes, que nous espérons continuer de nous représenter pour nous-mêmes, cette sensation ne pouvait avoir sa place. Aussi cela s’est imposé très sereinement. Il nous fallait rester à la hauteur des missions que nos partenaires nous ont confié : qu’ils soient très chaleureusement remerciés ici de la confiance qui nous a été accordée.

À commencer par Marc-Antoine Jamet, sans qui rien de tout cela n’aurait bien évidemment existé, et c’est bien ici la force de ce que recouvre le mot « culture » quand elle est incarnée avec talent, de celui qui construit des théâtres et ensuite accorde toute confiance et liberté à qui ils sont confiés. Merci encore pour ce soutien, assurément toujours amical, sincère, et sans faille, ce que fut aussi celui du Ministère de la Culture - avec l’obtention rapide d’un conventionnement, comme celui de la Région Normandie tout comme du Conseil Départemental de l’Eure qui rapidement nous rejoignaient.

Nous sommes fiers de laisser à une nouvelle direction, qui devrait être choisie par les différents partenaires pour le début de la nouvelle année 

un outil en parfait état de marche, une équipe exemplaire que beaucoup nous envient, et un public de plus en plus nombreux qui, nous l’espérons, gardera cette manière si particulière de faire crédit aux artistes que nous avons invités toutes ces saisons, et qui chaque fois nous le disent, à nous de vous en faire de nouveau l’aimable retour.

Ainsi pour construire cette saison 24/25 avec la même passion, le même plaisir d’être au plus près des artistes et des publics, il nous fallait la penser plutôt que dernière, d’abord comme « nouvelle nouvelle » ! Le moment venu, viendra le « retour à la page blanche » pour vous, comme pour nous. Ainsi va la vie artistique et celle des publics quand ils veulent bien en être les complices – quoi de plus stimulant ?

À y regarder d’un peu près on se dit qu’elle sera peut-être une des plus belles. C’est vous qui le direz. Les coopérations avec nos amis et partenaires du Tangram se poursuivent, mais aussi pour la première fois avec le CDN de Rouen. Le bruit et la fureur du monde seront bien là, avec des artistes venus d’Israël, d’autres de Russie... La douceur et l’humour aussi seront bien présents, et chose nouvelle dans cette édition, vos serviteurs, restés jusqu’alors plutôt discrets sur leurs spectacles, présenteront chacun leur prochaine création.

Enfin, pourquoi ne pas s’autoriser à guetter tout au long de ces futurs rendez-vous, tel le vent oraculaire dans les feuilles des chênes de la forêt de Dodone, celle-là même « Des Travaux et les Jours », quelque chose qui bruisserait une poésie nouvelle, chuchotante et puissante dans les corps, dans la langue, dans les gestes, et où Kafka hasarderait encore: « Dans ton combat d’avec le monde, soutient le monde ». 
Jean-Yves Lazennec & Dominique Boivin
Co-directeurs du théâtre de l'Arsenal


FIN DE PARTIE

Sans doute faudrait-il transporter « leurs » bustes sur l’esplanade de la mairie et, comme celui de Jean-Jacques Rousseau pendant la Grande Révolution, les voiler de bleu, de blanc et de rouge ? Puis, le conseil municipal, revêtu de robes blanches, pieds nus, hommes et femmes confondus, tournerait sept fois autour des remparts de la cité, faisant montre de son immense reconnaissance, embouchant les trompettes de la renommée, entonnant le péan. Le soir venu, vingt-et-un coups de canon, pas un de moins, seraient tirés depuis le toit d’Auchan, tandis que la patrouille de France passerait à basse altitude au-dessus de l’Arsenal. « Ils » s’en vont... ! Nous n’allions pas « les » laisser partir comme cela...

Hommage, hommage, hommage, c’est ce que nous leur devons. Au diable l’avarice quand il s’agit de culture. Ne faisons pas dans la demi-mesure pour des géants (pourtant pas plus grands que nous...). Pas de retenue pour des génies (qui se laissent approcher comme vous et moi au bar du foyer...). Que notre main ne tremble pas ! Dynamitons notre théâtre adoré pour qu’il ne reste plus trace de « leur » passage terrestre, que nul ne puisse poser ses pieds là où les « leurs » ont arpenté la poussière de la scène. Visites présidentielles, passage de la flamme, éclipse de lune et élection de Bernard Leroy au Rotary, jusqu’aux interminables vœux de la municipalité, les événements les plus importants qu’a connu l’Humanité doivent désormais s’effacer. Tout est dépassé, tout est surpassé. Après « leur » départ, on imaginera un nouveau calendrier. Le vin coulera des fontaines, les pétales de rose joncheront la chaussée et on distribuera des gâteaux. Rien ne sera trop beau. Trois jours de célébrations et de deuil seront proclamés. Il faut bien cela pour noyer le chagrin qu’« ils » nous causent.

Méfions-nous cependant que, sous le faste et la pompe, l’apothéose tourne à l’apocoloquintose. Se métamorphoser en Dieu, c’est bien. Être transformé en calebasse ou en citrouille, cela va moins bien au teint. Et puis ils ne sont pas morts que je sache, nos Vilar et Béjart de Ville Nouvelle ! Alors revenons sur le plancher des vaches. Oui, Dominique Boivin et Jean-Yves Lazennec, pas fâchés, encore moins fâchos (ils sont plutôt du bord opposé) s’en vont et nous en restons tout interdits.

Nous les pensions liés à nous nunc et semper, secula seculorum. Sans eux, we are some poor lonesome rolivalois.

Je les connais depuis longtemps. Je fréquente le blond breton depuis les bancs de l’université. Nous avions un peu plus de vingt ans. Sa sœur était la plus belle du quartier. Elle l’est encore. C’est ainsi que se nouent des amitiés. Intellectuel de tweed et de velours, il conduisait de vieilles Mercedes retapées sans appuie-tête. Sur son passage, toutes les filles tournaient la tête. Belle silhouette, belle gueule, beau parleur parmi d’autres talents et qualités. A peine a-t-il eu dans sa poche les diplômes que je peinais à ramasser qu’il s’en est allé. Vers le théâtre que secrètement il aimait. Mises en scène, répétitions, lectures. Artiste et comédien. C’était sa vocation. Il s’est marié un jour où le vent n’avait pas de semelles. La tempête ne l’a pas emporté loin du cap, du myrte et des ruchers. Le celte aux yeux bleus a fait souche dans l’île de beauté où je compte quelques ancêtres voleurs, gendarmes ou bergers. Avec lui, j’ai appris beaucoup, que le théâtre était une urgence, qu’il ne peut y avoir de geste sans idée, que le texte est fait de mots, de sons et d’émotions, que les polyphonies corses sont filles des mélopées grecques. Il m’a fait découvrir des auteurs que je ne connaissais pas. A cause de lui, grâce à lui, j’ai dévoré Pessoa et Lydie Salvayre, retrouvé Sénèque, Kleist, Tchekhov, le grand Will et Pirandello, abordé Sarrazac, Auster et Morante. J’ai appris et (peut- être) compris. A Val-de-Reuil, il a énormément donné et partagé. Des troupes que nous ne connaissions pas. Des pièces que nous voulions voir. Des adaptations qui nous ont cultivés. Un peu d’Avignon, un soupçon d’école de Saint-Étienne, son réseau d’amis et de partenaires. Qui aurait fait ainsi avec autant d’intelligence et de générosité. Il nous a ouvert son cœur qu’il avait palpitant.

Passons au plus normand et au plus mince des deux. Dominique a le prénom de mon père et l’attitude d’un frère. Il fait partie de ceux qui m’ont accueilli en Normandie sans préjugé. Mon premier spectacle à Val-de-Reuil fut, en plein air, au Dancing sur l’Ile du Roi. C’était il y a vingt ans et je m’en souviens comme si c’était hier. Un éblouissement. Tant de subtilité. Chez lui, j’ai tout aimé : la fragilité et la solidité, le doute et la certitude, l’éclectisme et la constance. Son chapeau sur la tête, parfois 

une casquette, il est Buster Keaton dans ce qu’il a de plus romantique. J’ai vu la danse « à sa façon ». Battement ou balancé, avant lui, j’ignorais tout cela. Avec lui des noms ont surgi de la nuit sans ennui. Certains européens : Maguy Marin, Daniel Larrieu, Jean-Claude Gallotta, Philippe Decouflé, D’autres américains. Alwin Nikolais, Douglas Dunn, Carolyn Carlson, Trisha Brown, Merce Cunningham, Martha Graham. De programmation en programmation, il a ouvert sa mémoire et ses envies. Il a fait notre réputation et changé notre image. Je l’ai déjà raconté : luttant contre le jetlag, je marchais dans la nuit à New-York sans trop savoir où j’allais. Soudain, devant moi, le Lincoln Center, temple de l’opéra et de la danse étatsuniens. Sur une banderole était accrochée au fronton « compagnie Beau Geste - Val-de-Reuil ». Notre ville citée à Gotham City ! La Grosse Pomme célébrant la plus jeune commune de France ! Nous lui devons. Avec lui j’ai compris la sensibilité des pelleteuses quand elles saisissent dans leur bouche métallique un danseur musclé. Ce fût « Transports Exceptionnels ». Je l’ai vu des dizaines de fois. Fasciné. Nous avons eu bien d’autres rendez-vous à commencer par celui de ces shows, de ses défilés, chaque année, sarabandes qu’il doit continuer à imaginer dans lesquelles il a entraîné toute notre population. Il a été partout. Avant l’Arsenal et pas seulement à l’Arsenal. Il faut se rendre compte de ce que nous lui devons, de ce que nous avons découvert grâce à lui, de ce qu’il nous a montré. Énormément.

Avec ces deux êtres différents, j’ai fait un pari. Leur confier un lieu comme on confie un enfant. Ils étaient des débuts. Ils étaient des commencements. Pour eux nous avons eu la foi du charbonnier. Nous avions tellement envie que cela réussisse. Croire en leur potentiel d’imagination, d’invention, d’improvisation, leur capacité de création. C’était vital. C’était central. Savoir que, parfois, cela tirerait à hue et à dia, qu’il y aurait des cris, des hauts et des bas, mais que le bateau irait dans la bonne direction. Vers l’archipel de l’intelligence et de la beauté. Contre la guerre, l’injustice et tous les populismes. Car avoir un théâtre, allumer une lanterne magique au milieu des quartiers, c’est faire de la politique. Pour une ville, un canton, une agglomération, un département, une région. Proposer, offrir, des sentiments, des réflexions, des

pensées, des critiques. Il y a eu de grandes heures et de beaux moments. Ils sont devenus la chaudière nucléaire de notre réacteur culturel lui donnant, dans les petites formes ou les grosses machines, une énergie permanente, éternelle, renouvelable. Ils sont devenus complémentaires. Deux en un. Un en deux moitiés. C’est dur. C’est exigeant. Ils y sont arrivés en restant eux-mêmes. A leur corps, à leur cœur défendant parfois. Lui c’est lui. Moi c’est moi. Mais ils y sont parvenus. Ils ont trouvé leur public. Ils ont convaincu de leur sérieux, de leur profondeur, de leur intérêt les bonnes fées qui devaient avec la commune verser un peu d’argent dans leur berceau. Le conseil départemental de l’Eure et ceux de Normandie qui siègent tantôt à Rouen, tantôt à Caen, l’État aussi, l’État surtout, l’État indispensable, Ils ont administré la preuve de leur existence et de leur excellence gémellaires. Cette double direction, cette codirection, étaient unique dans notre pays. Le théâtre et la danse, le ballet et la comédie, la réplique et le pas de deux, copains, cela devait pouvoir se faire. Ils y sont arrivés nous entraînant avec eux gaiement sur ce double chemin. Nous découvrons leur dernière programmation et nous battons des mains. Nous les verrons encore. Beaucoup je l’espère. Mais moins souvent et autrement. Merci Dominique. Merci Jean-Yves. Nous aurions un « same players shoot again », mais c’est « Fin de partie ».

D’autres viendront les mains nues et les bras ouverts. Nous tenterons de nouveau l’expérience avec eux. Un concours est ouvert. Je recevrai les candidats. Une ville n’existe pas si elle n’a pas une mairie et des cinémas, une équipe de foot et un tabac. Une ville ne rayonne pas si elle n’a pas un théâtre, si quelque part, dans l’obscurité, on n’y rejoue pas ce mystère antique qui fait que des femmes et des hommes interprètent là, devant des femmes et des hommes qui les regardent, à quelques mètres, des personnages qu’ils ne sont pas, une histoire qui n’est pas la leur, un texte qu’ils n’ont pas écrit, mais qu’ils deviennent et dont la fulgurance transforme le monde et nous avec.

Marc-Antoine JAMET,
maire et conseiller départemental de Val-de-Reuil